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Résumés des Cahiers critiques de philosophie > n°2
Eric Lecerf : Le travail dans les allées du cimetière
Toute l’œuvre de Nizan est vouée à montrer l’indissociable lien entre la mort et le travail. Ici, la mort ne fonctionne pas comme instrument pour la résolution des conflits de la vie, mais plutôt comme « contre-synthèse » qui atteste sa relation antidialectique avec le travail. Dans le cadre d’une critique du sujet prolétarien, Nizan élit la mort comme critère d’injustice du régime capitaliste, qui ne produit pas seulement des morts injustes, mais ne permet même pas de se confronter à sa propre mort en tant que témoignage d’une vie.
Chez Nizan la mort fonctionne comme dénonciation de l’oppression sociale, qui est la mort dans la vie, subie par la classe ouvrière. Pourtant, il s’agit d’une mort qui reste incomprise, une mort sur laquelle la communauté n’a rien à dire : qu’elles soient des morts reconnues par le Parti (comme la mort du militant Paul) ou pas (comme celle de Catherine), elles révèlent leur rapport inévitable à la solitude.
Si l’accident de travail a été souvent utilisé comme exemple de cette relation travail-mort, Nizan reconnait qu’en réalité il fait partie intégrale de la logique du régime capitaliste de production. Car l’accident de travail ne se montre jamais comme effet du régime, mais représente plutôt un défaut du corps sain qui travaille, une déformation qu’on peut corriger grâce au système de protection sociale qui, de son côté, n’abolit pas l’injustice sociale.
Pour cette raison, chez Nizan, l’accident de travail n’a pas un rôle fondamental dans la représentation de l’oppression salariée. À sa place, on trouve la figure des « travailleurs de la mort ». Qu’il s’agisse d’un étudiant de médecine, d’agents de pompes funèbres ou de chômeurs en train de travailler au déterrement dans un cimetière, ces travailleurs de la mort représentent la transformation du corps en instrument de travail. Ils expriment la relation du capitalisme avec le corps : la mort des cadavres se mêle à la mort du capitalisme qui désubjectivise les corps des travailleurs. Le corps mort ne se distingue plus du corps qui travaille. Dans cette mort, la dissolution du sujet et de l’objet à faveur du travail coïncide avec la perte de tout sentiment d’humanité. D’ici, la radicale aliénation du prolétaire moderne, qui ne laisse pas d’espoirs pour une future d’émancipation et une prise de conscience de soi. C’est dans l’histoire d’Antoine Bloyé qu’on retrouve tous ces thèmes de mort, travail, aliénation, solitude et perte. Antoine personnifie ce corps travailleur défini sain par la logique malade du régime capitaliste ; il est l’exemple d’intégration (ou de dissolution) de la vie dans le travail.
Mais ce travail implique une perte constante de la conscience de soi et produit un effet d’étrangeté à soi-même. Chez Nizan, il n’y a pas d’espoir pour une vie vécue en pleine conscience, car ce qui manque c’est exactement cette identification de la perte. Sauf que, dans Antoine Bloyé, Nizan introduit un nouveau élément : la possibilité de l’écart.
L’écart est le lieu où la résistance éthique (mais pas politique) à l’aliénation du travail peut se produire, le lieu où est finalement possible d’identifier la perte en faveur d’une prise de conscience. Pourtant, au-delà de ces prises d’écarts qui peuvent donner lieu à l’évènement, dans le rapport travail-mort il n’y a pas d’espérance, comme a confirmé la mort de Nizan lui-même qui a laissé son œuvre sans conclusion.
Toni Negri : Faire multitude ?
Pierre Dardot, Christian Laval, El Mouhoub Mouhoud, Guy Dreux et Isabelle Rochet interrogent Toni Negri sur les implications des concepts d’« Empire », de « multitude » et de « travail immatériel » présents dans ses livres.
Pour expliquer, au niveau mondial, le caractère collectif du capitalisme, T. Negri utilise le concept d’Empire. L’Empire est un dispositif supranational : ni impérialisme, ni domination d’un État en particulier, il signe la fin de la forme de l’Etat-nation et de ses caractéristiques de souveraineté. L’Empire du Capital collectif impose l’expansion décentralisée des Etats-nations.
Il ne s’agit pas d’un intérêt national, mais des pouvoirs déterritorialisés connectés par des réseaux. C’est avec cette notion qu’on peut penser la phase actuelle du capitalisme où le Capital cherche à s’approprier des facultés productives intellectuelles et affectives qui sont les signes d’une émergence de la multitude et d’une nouvelle production de subjectivité. Selon T. Negri c’est cette prise par le Capital qui porte vers un « communisme spontané ». Si chez Marx le présent du capitalisme consent à lire l’avenir comme une nécessité, T. Negri soutient que l’avenir n’est pas déductible à partir du présent. Mais, en même temps, il décrit le passage au communisme comme « lisible dans le monde social ».
Comment faire alors pour que l’immanence ne soit pas téléologique ? C’est que le monde est fait de ruptures et de rapports de force immanents qui déterminent la nature dualiste (et non dialectique) du réel. En fait, on a d’un côté une puissance libre de production intellectuelle et de l’autre côté les opérations du Capital. Contrairement à l’hypothèse de Marx, le Capital n’a pas une immanence progressive de production : son activité n’est pas la production mais le blocage, blocage de la puissance intellectuelle de production. Car cette puissance de production est l’espace de nouvelles résistances, en tant que détermination d’un processus de subjectivation. Les nouvelles formes de subjectivité sont des différences créatives qui ne sont pas dotées d’un finalisme interne, mais autour desquelles on peut construire une finalité. La finalité est donc à construire à partir de la production des singularités.
La multitude est un sujet social actif, défini par une action. Selon T. Negri il n’y a pas de différence entre l’action politique et l’action productrice. C’est pour cela que la multitude devient un sujet politique, et son action une action politique. A partir de là on peut aussi s’interroger sur deux différentes idées du politique. Car, soit la dimension politique est inscrite dans l’être social de la multitude, et alors l’idée du politique relève d’une ontologie et la politique devient une dimension de l’être, soit elle relève de l’immanence liée au kairos temporel, en tant que moment de rupture qui ne prévoit pas un telos, et alors le politique devient décision ou événement.
En répondant à ces questions T. Negri explique (en lien avec ce que M. Foucault appelle biopolitique) comment les conditions socio-politiques sont devenues partie intégrante de notre vie au point de fonder la possibilité de notre liberté. Le caractère ontologique du politique est le résultat de l’opération d’universalisation de ces conditions effectué par le capitalisme ; l’extension du politique dans l’être est alors une exigence capitaliste finalisée au contrôle de la société. La postmodernité se caractérise par le manque d’un dehors du Capital. C’est-à-dire que le rapport entre événement, décision et kairos est immanent à ce processus. Paradoxalement le Capital englobe ce qui constitue sa résistance à lui : la production subjective fonde la reproduction capitaliste. C’est au-dedans du capital lui-même qu’il faut chercher les conditions de possibilité d’une rupture. L’élément qui a changé la nature du contrôle capitaliste est la production immatérielle. Elle est le résultat de la force de travail intellectuelle qui se produit grâce au cerveau : un outil qui ne consomme rien. Le travail immatériel, intellectuel, affectif ou relationnel, n’implique pas une consommation, il est un « travail multiplicateur » qui permet une libération.
Le processus productif du travail immatériel se fonde sur la communication qui permet d’élever des nouvelles formes de communautés productives et de produire des nouvelles subjectivités. La structure du travail immatériel (et de sa production) est celle du commun, impossible à privatiser par le capital. La production immatérielle crée des structures communes et des produits communs. Faire multitude signifie précisément faire reconnaître ces conditions objectives communes du travail intellectuel et de la production immatérielle.
Sophie Demichel : Qu’est-ce que le mensonge si l’on croit à la pensée ?
Il n’y a de mensonge qu’à l’intérieur d’un discours finalisé à produire du sens en disant le vrai. On pourrait donc voir le mensonge comme l’accident d’un discours déclaratif sur la vérité des faits réels. Dans ce cas le mensonge deviendrait « l’exception exclusive » d’un discours, c’est-à-dire sa limite exclusive, comme une négation au sein du langage, une auto-négation du discours. Mais quand le mensonge n’est pas inclus dans le langage, il révèle sa profonde faiblesse. En plus, l’intention mensongère n’est pas un accident. Elle présume une cause et montre la volonté de dissocier le sujet et la vérité en affirmant le sujet comme multiple.
La solution pourrait être de prendre le mensonge comme une limite réelle (quoiqu’inaccessible), comme un point inclusif de la structure langagière. Mais intégrer le mensonge dans le langage veut dire bouleverser ses caractéristiques éthiques et logiques. Il faut alors chercher une puissance propre de l’intention mensongère pour la détacher de la conception du mensonge comme manque (d’être ou de vérité) et retrouver sa propre valeur.
Le mensonge met en question l’intersubjectivité et définit le sujet de mensonge dans son autonomie individuelle. Mentir veut dire modifier le réel et l’intersubjectivité en créant des nouvelles formes de subjectivation. C’est pour cela que résulte l’impossibilité de réduire le réel à la pensée. Le mensonge constitue le « limite structurante de l’idée vraie » et libère la multitude du réel. Elle est la réponse de l’activité désirante à toutes les déterminations objectives, la réponse événementielle (dans sa répétitive unicité) à toute volonté de transparence comme norme de l’être qui anéantit son devenir.
Jorge E. Dotti : Hegel philosophe hobbesien de la guerre, et la violence contemporaine
Bien que la conception hégélienne de la guerre puisse nous aider dans l’évaluation de la violence actuelle, la philosophie de Hegel n’arrive pas à conceptualiser les traits fondamentaux des conflits qui lui sont contemporains : ceux des guerres ouvertes par la Révolution française et des guerres napoléoniennes. Quoiqu’il ait disposé des moyens suffisants pour comprendre l’intensification et la totalisation du conflit auquel il assistait (qui a mené dans l’ère des masses à un nouveau type de guerre), la pensée de Hegel est inadéquate à élaborer une théorisation de la guerre totale.
Le passage de la modernité classique à la modernité des masses a vu le développement de ce type de conflictualité actuelle à caractère total qui se distingue par l’interventionnisme néo-impérial et par la violence terroriste. Dans les guerres post-modernes la forme-État ne subsiste pas, car l’espace de l’unité étatique nationale a été remplacé par l’espace global. En globalisant l’espace de la guerre, il n’y a plus de distinctions entre champ de bataille et espaces pacifiés, entre combattants et population civile ; conséquemment l’exercice de la violence connaît une multiplication des formes et des acteurs de la guerre (qui auparavant ne regardait que les États en tant que sujets du droit international) sans aucune norme établie.
À la base de la conception hégélienne de la guerre, il y a le pour-soi (ou autodétermination) : chaque soi-même s’ouvre à la relation à l’autre en un mouvement de dédoublement de soi, en niant soi-même. Grâce à ce mouvement il affirme sa propre indépendance : l’autodétermination est rejointe avec l’opposition à soi-même devenu autre. Dans cette perspective chaque soi-même est ontologiquement équivalent aux autres ; cette homogénéité constitue la force d’attraction entre les soi, à laquelle correspond une force de répulsion qui voit chaque soi-même différent et unitaire en lutte contre les autres. Si on identifie chaque pour-soi comme un État, on voit se déployer une pluralité d’États dont chacun est autonome et égal aux autres mais qui, en même temps, cherche sa propre reconnaissance pour garantir son indépendance ; cette recherche implique nécessairement une lutte.
Chez Hegel, la lutte pour la reconnaissance est le fondement éthique de la guerre. Grâce à la guerre chaque État peut réaffirmer son indépendance et son autonomie. Si la guerre représente le mouvement de répulsion, celui de l’attraction consiste dans la reconnaissance de l’autre État comme ontologiquement et éthiquement équivalent et dans la stipulation de pactes et d’accords. Ces pactes sont respectés seulement en fonction du maintien de la souveraineté de chaque État, non pas grâce à un pouvoir supranational. Le « devoir être » définit le droit international, qui n’est pas juridique (car la lutte pour la reconnaissance est le seul critère de la souveraineté) ni moral au sens kantien (car l’État ne répond pas à la logique de l’action universalisable).
La réalisation de l’idéal kantien d’une paix perpétuelle ouvrirait la voie à une violence despotique pour le maintien de la paix. L’hypothèse d’un souverain supra-étatique ou d’un juge planétaire s’oppose à l’éthicité de l’État comme dimension de la souveraineté qui, au contraire, est sauvegardée par le droit international et par ses normes (comme le principe de non-intervention dans les affaires intérieures d’un autre État). Ces conceptions de la guerre et des relations internationales chez Hegel sont animées par un esprit hobbesien : dans leurs relations externes les États se trouvent dans l’état de nature où seulement la guerre peut résoudre les conflits, lorsque dans sa constitution rationnelle interne l’État doit garantir la paix. Cette idée moderne de la souveraineté de l’État commune à Hegel et Hobbes, implique l’absence d’une souveraineté supranationale et la dé-légitimation du recours à l’idée de justice dans la conduite de la guerre.
Designer un conflit comme juste comporte une idéologisation qui mène à la déshumanisation de l’ennemi et empêche de fixer des règles limitatives de la guerre, déstabilisant l’équilibre entre paix interne à l’État et guerre extérieure. Or les guerres révolutionnaires d’après 1789 et les guerres napoléoniennes, dont Hegel avait une expérience directe, anticipèrent le caractère total des guerres de masses. Notamment il s’agissait de guerres idéologiques utilisant le critère de la justice pour ne pas laisser subsister la dignité de l’adversaire. Les valeurs universelles proclamées par les guerres révolutionnaires n’étaient pas dirigées contre un État, mais contre l’ordre despotique : ainsi la guerre dépassa les frontières nationales.
Malgré la grandeur de sa philosophie, Hegel n’arrive pas à saisir la signification des guerres qui lui sont contemporaines. Au caractère proto-total de la guerre révolutionnaire, il continue à opposer un modèle de guerre délimitée, le modèle propre à la modernité classique. Par ailleurs, la guerre limitée se configure maintenant comme un idéal irréalisable qui prend paradoxalement les caractères d’un idéal que Hegel lui-même critiquait. Malgré cela, les concepts hégéliens de souveraineté et de guerre limitée peuvent nous aider à élaborer une critique de la violence illimitée, celle de la guerre post-moderne.
Stavroula Bellos : Les outils de l’histoire
Le mythe de Prométhée témoigne de l’importance de la technique comme pratique de transmission du savoir. Mais l’échange de savoir, qui permet le développement des techniques, se fonde sur le déploiement d’un discours transmissible. Cette alliance entre technique et discours, on peut bien la trouver dans les pratiques développées à l’Université expérimentale de Vincennes (qu’il faut contextualiser dans le moment historique de l’après Mai 68 et dans le cadre d’une conception du savoir contraire au savoir académique). Les films et les enregistrements des cours de Gilles Deleuze que Marielle Burkhalter a réalisés constituent aujourd’hui un fond documentaire qui nous permet de comprendre les potentialités de la production des nouvelles technologies (dans ce cas, l’outil audiovisuel) dans le processus de transmission du savoir. Ensuite, les associations « Le siècle deleuzien » et l’ « Atelier de transcriptions » ont travaillé pour traduire les archives sonores et filmées sur plusieurs supports multimédia (cd, internet, vidéo, textes). Le savoir et la technologie impliquent une évolution sans arrêt. Si le savoir se construit à partir de la mémoire transformée en histoire, la mémoire se construit grâce aux supports matériels qui produisent les documents historiques.
Frédéric Astier : Deleuze enseignant
Les enregistrements sonores des cours de Gilles Deleuze à l’Université de Paris 8, 1979-1987 (177 cours, 400 heures) nous transportent, auditeurs et lecteurs, entre les flux et reflux de paroles et les lignes des chapitres du philosophe. C’était le moment d’affûter ou d’élaborer un concept, à partir d’une problématique, abstraite, puis d’une seconde, cette fois-ci concrète, captivant tant l’enseignant que ses apprentis.
Les intitulés des cours : Appareils d’Etat et machines de guerre - Leibniz, le philosophe et la création des concepts – Spinoza, des vitesses produites par la pensée – La peinture et la question des concepts – Le cinéma et la pensée : l’image-mouvement, leçons bergsoniennes – Cinéma, de la classification des signes et le temps – Cinéma, Vérité et temps, le faussaire – Cinéma et pensée – Foucault – Leibniz comme philosophie baroque. [L’auteur]
Jean-Paul Sermadiras : Deleuze-comédien. Le jeu de l’acteur au service de la pensée.
Dans le théâtre contemporain, le manque d’une scénographie fait émerger le texte et le jeu de l’acteur. Si ici il faut prendre une distance pour éviter la confusion avec la réalité, la télévision essaye au contraire de simuler la réalité en créant une réalité virtuelle. Gilles Deleuze est un personnage séduisant de cette expérimentation audiovisuelle. Dans les enregistrements de ses cours et dans l’Abécédaire, il y a toute une mise en scène de la pensée, comparable à celle du théâtre contemporain en ce qui concerne l’étude du silence. Comme un artiste de la parole, il joue sur et dans le temps avec les mots et le silence ; silence qui laisse l’espace pour l’écho et l’ampleur des mots en permettant d’entrer dans sa pensée, en laissant place à l’interprétation. Si pour cet usage du temps et de la parole il peut être comparé à un acteur de théâtre, dans l’action il montre ses connaissances du jeu de l’acteur de cinéma. Conscient comme un acteur du medium utilisé, il ne regarde jamais la caméra pour garder la situation du cours, mais il joue avec elle et ce jeu suit sa pensée. Finalement, Deleuze n’a jamais cherché à échapper à l’image : philosophe de l’image, il connaissait sa puissance et il savait l’utiliser au service de la pensée.
Chang-Yol Yang : Une logique stoïcienne du cinéma
Dans ses livres sur le cinéma G. Deleuze s’appuie principalement sur la philosophie de Bergson, de Peirce et de Nietzsche. S’il a besoin de Bergson pour formuler l’équation « matière = image = mouvement = lumière » (les stoïciens peuvent soutenir l’équation image = lumière, mais pas celle image = matière), la théorie peircienne des signes est au contraire insuffisante pour conceptualiser l’image dans Cinéma 2. Est-ce qu’on peut adapter la théorie stoïcienne du signe à la recherche sur les signes présente dans ces livres sur le cinéma ?
On peut démontrer la logique stoïcienne du cinéma en analysant l’image-affection et un certain type de chronosignes. Bien que le concept lekton (exprimable) indique chez les stoïciens tous les éléments logiques et comprend tant l’expression que l’exprimé, Deleuze le traduit simplement comme exprimé (cela lui sert à souligner l’aspect événementiel du sens).
A partir de ce point, on peut rapprocher le schéma stoïcien et le rapport deleuzien entre signe et image en lisant l’exprimable comme image (lekton) et l’expression-exprimé comme signe.
Le schéma de l’image-affection correspond à celui de l’état de chose-expression-exprimé, si l’on considère le visage comme expression et l’affect comme exprimé (ou sens). L’affect exprime l’état de choses mais renvoie aux visages, il ne se laisse pas actualiser ; l’image-affection est le virtuel commun à plusieurs expressions. Exactement comme l’infinitif qui exprime le devenir est une puissance commune à plusieurs propositions. Image-affection exprime alors une puissance ; elle exprime l’événement impersonnel. On peut trouver aussi des éléments de la logique stoïcienne dans l’agencement d’énonciation de l’image-temps si l’on garde la logique des accents (points de vue) comme chronosignes. La théorie stoïcienne des signes et des propositions prend en charge aussi leurs rapports temporels. Chaque signe implique un sens (ou événement) : la chose présente peut être interprétée comme le signe d’une chose passée ou d’une chose à venir. Le signe présent appartient au temps corporel de la sensation (Chronos), son signifié passé ou futur appartient au temps incorporel de la pensée (Aiôn). Mais quand l’événement s’actualise sous la forme de signe, l’interprétation de ce signe, effectuée avec la pensée, lie le signe au signifié.
Le point de vue de la sensation et le point de vue de la pensée sont des accents qui créent un nouveau temps : Chronos. Dans le temps réel de Chronos tous les événements deviennent des signes en faisant coexister des situations impossibles. Exactement ce qui se passe dans le cinéma, cette « pensée machinique du paradoxe » qui fait cohabiter dans le même monde des éléments paradoxaux. L’événement se trouve entre deux régimes d’images : l’image-affection comme effet de surface et le chronosigne comme durée et devenir. Bien que l’image-affection soit prise dans la catégorie de l’image-mouvement, on a vu son caractère virtuel propre à l’image-temps. On pourrait donc soutenir que l’image-mouvement et l’image-temps soient deux points de vue sur la même image, en prenant l’image-mouvement comme agencement machinique et l’image-temps comme agencement d’énonciation. La logique stoïcienne du cinéma est apte à édifier un pont entre ces deux points de vue.
Catherine Cazenave : Le coup de dés ou l’affirmation du hasard
Qu’est-ce que trouve Deleuze dans la philosophie nietzschéenne de la volonté de puissance ? La philosophie de la volonté peut-elle s’accorder à l’affirmation du hasard ? Quelle est la valeur du coup de dés dans l’affirmation du hasard ? Selon l’interprétation deleuzienne du coup de dés nietzschéen celui-ci est une puissance créatrice de nouvelles valeurs. Et en même temps (en accord avec le projet nietzschéen de destruction de toutes les valeurs établies) une puissance destructrice des forces négatives et réactionnaires. Exactement comme la volonté de puissance, qui est une force destructrice et créatrice à la fois. L’affirmation du hasard est donc liée à la volonté de puissance (qui n’est pas une volonté de dominer la chance) : une puissance active d’affirmation qui ignore le ressentiment et les forces réactives. Puissance de création et force libératrice, la volonté de puissance joue contre les forces nihilistes : en tant qu’élément critique, elle est donatrice de valeur.
La volonté de puissance nietzschéenne s’éloigne autant de la volonté schopenhauerienne fondée sur « l’unité de vouloir » (à laquelle Nietzsche oppose le pluralisme de la volonté) que de la puissance de négation (une force négative qui implique la culpabilité) d’Hegel. La volonté de puissance et le coup de dés sont alors deux valeurs d’affirmation qui s’inscrivent dans le mouvement de l’éternel retour, qui ne laisse pas revenir les forces réactives. La philosophie, comme le coup de dés, demande un art de l’interprétation. C’est dans la forme aphoristique du philosophe et dans l’écriture poétique qu’on peut trouver cet art à l’œuvre. Peut-être à cause de cela, on est portés à comparer la philosophie de Nietzsche au poème de Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Bien que Deleuze trouve quatre points de similitude entre les deux, il refuse la conception du hasard mallarméen, car dans sa vision, contraire à celle de Nietzsche, le hasard et la nécessité s’opposent.
Cette représentation dualiste libère les forces négatives de la mauvaise conscience et du ressentiment et sépare le coup de dés de l’affirmation du hasard. Pourtant on peut voir aussi chez Mallarmé une certaine affirmation du hasard, si on considère les interprétations divergentes de ce poème (celles des compositeurs John Cage et Pierre Boulez) qui ont donné lieu à différentes styles musicaux. Chez Mallarmé le hasard est affirmé grâce au principe même de la poésie : l’incantation.
Olivier Razac : Gestion du risque, dangers de l’expérimentation
La « cybernétique sociale » (les réseaux de communication) lie le pouvoir biopolitique à la discipline (l’ensemble des dispositifs qui agissent sur le corps individuel) pour créer le système de santé actuel. Celui-ci est un système de protection et de prévention des risques dans lequel chaque individu doit démontrer son intégration avec sa propre santé personnelle. Les risques sont mesurables et déterminables a priori et a posteriori (avec le calcul statistique des probabilités). Ce calcul permet de faire des prévisions sur l’avenir qui comportent la modification des comportements des individus pour diminuer les risques.
Dans ce système, à chaque prévision sur un possible événement futur, correspond une limitation actuelle dans l’agir humain : si un individu est bien intégré dans le système, il a intériorisé le calcul rationnel des risques et il agit en conséquence. Mais dès que le nombre de risques est potentiellement infini, le sujet intégré dans le système cybernétique est un sujet qui a peur. C’est là que le système de santé montre son arme double : garantir la protection contre une peur que lui-même a produit. Seulement si le calcul des avantages est positif il vaut la peine de courir un risque. Les individus sont prêts à courir des risques seulement en vue d’un plaisir à rejoindre : plaisir de la compétence, plaisir de la stabilité, plaisir de la survivance. C’est dans la philosophie nietzschéenne de l’expérimentation qu’on trouve une conception de l’action totalement opposée à celle qu’on vient de décrire. Ici il n’y a pas de mesures pour réduire le risque, car les dangers ne peuvent être connus qu’a posteriori.
L’expérimentation comme catégorie éthique implique la destruction des formes subjectives.
Il s’agit de provoquer une débauche (avec pratiques, substances, modifications corporelles et psychiques) en prêtant attention à la puissance des multiplicités pour gérer la portée des flux. Sur ces bases se dirige le choix de l’expérimentation, qui exclut tout calcul de probabilité, car c’est l’incertitude qui donne valeur à l’action.
La transcendance de la prévision, de l’intérêt, de la peur et du plaisir est éliminée. Seule une forme de prudence est maintenue, pour pouvoir se tenir sur le plan d’immanence. Ce rapport différent au risque on le voit chez le joueur. S’il adopte le calcul de probabilité, il est le mauvais joueur qui suppose l’identité à soi-même du dé et qui a besoin de plusieurs coups. Au contraire, celui qui joue dans l’expérimentation sait qu’elle est une métamorphose, que le dé ne reste jamais le même : seulement dans ce cas on peut affirmer tout le hasard en un seul coup.
François Châtelet : La question du bonheur
(présentation d'Antoine Châtelet)
Un mois avant la mort de Châtelet, Antoine Châtelet enregistre trente minutes de conversation avec son père qu’il interroge à propos de la notion de bonheur pour sa dissertation scolaire. F. Châtelet parcourt cette notion depuis les Grecs jusqu’au XXe siècle. Ce dernier enregistrement audio du philosophe est transcrit et publié ici vingt ans après sa mort.
Le bonheur, avec son caractère de mésothèse et sa modération, révèle tout son conformisme. Les morales eudémonistes sont alors celles qui se conforment le mieux à la société de masse ; elles ont abouti à l’utilitarisme. Mais dans cette morale du bonheur stable — qui glisse vers l’acceptation — ce qui manque vraiment c’est la possibilité de son dépassement, la possibilité de la liberté humaine. Contre cette morale, la modernité a repris le mythe de Prométhée pour fonder une morale de la conquête. Les moyens techniques qui peuvent rendre heureux sont aussi des outils de destruction, des instruments pour dominer les autres hommes. Finalement, la stabilité entre le bonheur et la liberté n’a jamais été atteinte : pour être heureux l’homme doit être libre, mais quand il est libre il n’est pas vraiment heureux. Il faut alors chercher une sortie de cet enjeu entre l’exaltation et le conformisme du bonheur, un autre principe de la moralité. Ce principe pourrait être celui de la satisfaction, car être satisfait veut dire être en accord avec soi-même en répondant au principe d’universalité.
François Gagin : Considérations stoïciennes sur les passions et la politique
Dans l’Antiquité, les passions et la politique sont les deux sujets qui constituent la philosophie. C’est dans l’agora qu’on voit l’apparition de la maîtrise du logos en tant qu’accès à la politique : l’entrelacement entre polis et logos révèle l’essence politique de la philosophie. Par ailleurs, chez les Grecs, les passions constituent à la fois le fondement et l’obstacle à surmonter par la philosophie. Cette dernière oppose la passion à son envers, le logos : dans l’épopée homérique les passions sont décrites comme premières dans l’ordre de l’existence, lorsque le logos est premier dans l’ordre de l’essence. Si la passion singularise, la raison universalise dans le mode de la nécessité ; d’ici vient la supériorité du logos sur la passion. Le logos garantit l’unité du sujet contre les impulsions des passions. Mais de l’autre côté c’est le vécu passionnel qui place la philosophie dans son milieu politique. Le paradoxe de la passion c’est qu’elle se trouve en même temps hors de la politique (qui est soutenue par le logos) et dans la politique, car elle signe la singularité des individus.
Chez Platon et Aristote la psychologie et la politique se mêlent, car ils divisent l’âme en deux aspects : rationnel et irrationnel (celui des passions). Au contraire, la Stoa conçoit l’âme comme totalement rationnelle. Si les passions n’appartiennent pas à une faculté irrationnelle de l’âme, elles ne sont pas naturelles, elles sont contre-nature. Dans le stoïcisme, la cause des passions est l’excès et l’intempérance, qui se révoltent contre la raison. L’excès du passionné le projette dans le temps fictif du passé et du futur en lui faisant oublier que la responsabilité en tant qu’ homme est de vivre vertueusement le présent, dans le temps réel de l’événement. C’est pour cela que la passion est une maladie, plutôt qu’une partie de l’âme.
La politique stoïcienne n’est donc pas liée à la psychologie, mais à la physique. La seule vérité est celle de la réalité physique du cosmos, qui exclut la métaphysique dualiste. La discipline du désir réalisée par le logos (le fait qu’il dépend seulement de nous de désirer le bien et de refuser le mal) a pour fondement une connaissance physique : la conscience de notre rôle dans un univers fait de raison. Selon les Stoïciens, les hommes, qui ont en commun cette part de logos, sont les membres d’une seule et même cité, la cité de Zeus. Aussi le passionné fait partie de cette cité commune, mais il n’y participera que passivement, lorsque le philosophe, avec son jugement, saura anticiper avec amour les événements de la vie cosmique. Le stoïcisme se caractérise pour cela comme une philosophie de l’action. « Vivre en accord avec la nature » est l’impératif qui permet de passer au-delà des contingences politiques pour se reconnaître comme une partie de l’univers. L’imperturbabilité garantit la liberté et le bonheur, mais les passions sont un obstacle à la réalisation de l’ataraxie. D’ailleurs, il est impossible d’effacer entièrement les passions dans la vie humaine : elles sont intersubjectives et par conséquent politiques.
La philosophie stoïcienne doit faire les comptes avec le caractère passionnel de la politique.
Dans le Manuel d’Épictète on lit : « parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous ». Confondre les deux champs nous porte à agir sans le soutien de la raison et sous l’influence des passions. Le philosophe doit alors choisir les actions préférables, en suivant la raison, pour prendre part à la vie politique : à la différence de l’épicurien, le philosophe stoïcien peut bien agir en politique, selon un pragmatisme qui met en garde des excès et qui suit une certaine conception de l’univers. Chez La Boétie, dans le Discours de la servitude volontaire, on retrouve ces éléments de la pensée stoïcienne. Ce philosophe décrit l’assujettissement des hommes comme conséquence, non pas de la peur, mais de la volonté, dans une perspective qui voit la servitude comme volontaire. Ce que La Boétie nomme volonté correspond à l’action raisonnée dans la pensée grecque. C’est la raison que nous empêche de renoncer à la liberté. D’ailleurs c’est avec une compréhension raisonnée de la passion, avec l’émergence d’un Je rationnel, que les Grecs se sont approchés de notre conception moderne du sujet. Chez La Boétie on trouve l’exhortation stoïcienne à vivre selon notre nature, c’est-à-dire selon l’ordre d’une Nature raisonnable. La liberté humaine se construit à partir de cette fraternité naturelle entre les hommes. Et lorsqu’elle s’ouvre à une volonté commune, elle fait naître la notion moderne d’État. C’est sur ces bases qu’on peut voir l’éthique stoïcienne comme un outil pour penser les notions modernes de pragmatisme, d’individualisme et de raison d’État.
Emmanuel Faye : La croyance völkisch de Martin Heidegger
Depuis l’apparition de l’œuvre intégrale de Martin Heidegger, Gesamtausgabe (GA), il est impossible d’ignorer le caractère profondément hitlérien et nazi de sa pensée. Par exemple, dans son cours De l’essence de la vérité, il présente la vérité comme affirmation d’une race et recommande « l’anéantissement total » de l’ennemi. Tout ceci porte à s’interroger sur la valeur de sa pensée philosophique antérieure à la prise de pouvoir national-socialiste. Heidegger lui-même nous répond dans son cours du 1934, où il parle des thèses d’Être et temps (1927) comme parfaitement insérables dans le contexte national-socialiste ; ici le Dasein a été présenté comme le peuple qui choisit son héros. À la base de la philosophie heideggérienne il y a donc une « croyance völkisch » : le mot völkisch indique la supériorité ontologique d’un peuple conçu comme unité de sang et de race.
Ses séminaires des années 1933-1935, et d’autres textes qui ne sont pas parus dans GA, voient les concepts de « vérité de l’être » ou « essence de l’homme » complètement pervertis en faveur de l’exaltation de l’hitlérisme. Si en 1940 il confirme sa croyance völkisch, sa pensée se radicalise au moins jusqu’en 1945. Pendant ces années, il arrive à soutenir une justification ontologique de la domination nationale-socialiste et de la sélection raciale. Décidément, c’est au centre de la philosophie heideggérienne qu’on trouve le racisme nazi soutenu par le principe du völkisch.
Adrián Navigante : Exigence historique et dignité ontologique
« Die Idee der Naturgeschichte » est une conférence prononcée par Adorno en 1932, où on peut trouver sa critique à « l’historicité » et à l’ontologie heideggériennes. Le but de cette conférence est d’outrepasser la dichotomie entre nature et histoire en réinterprétant le concept de nature. Une des références fondamentales de ce travail est celle de « l’histoire naturelle » chez Kant et Schelling. Ces dernières opposent à la nature atemporelle l’histoire naturelle, en tant que transformation de la nature en objet d’étude de la science, conçue comme produit historique. Contre cette opposition, Adorno met en œuvre une tentative d’ontologisation de l’ontique à laquelle correspond une historisation de l’ontologique (de l’intelligible qui correspond à la réalité). Mais il maintient la fonction critique du terme « histoire naturelle », pour souligner le renoncement à caractériser la nature d’un point de vue mythique.
Bien qu’Adorno reconnaisse la contribution de l’ontologie heideggérienne au dépassement de l’antithèse pure entre histoire et être (nature), sa propre conception de l’ontologisation est inconciliable avec celle d’Heidegger. Dans une conférence de 1929, Heidegger donne une explication de la nature et de l’histoire dépendante de l’ontologie phénoménologique. La présentation du non-interrogé, l’être de l’étant, inaugure un sens critique fondé sur sa propre étymologie : krinein veut dire séparer, couper. La distinction serait alors une coupure ontologique par rapport au mode d’interrogation scientifique. Adorno, bien qu’il soit d’accord avec le point central de la discussion, revendique l’exigence d’un changement de perspective qui puisse réorienter ontologiquement l’historicité vers l’idée d’histoire naturelle. Ce qui, selon Adorno, manque dans la théorie heideggérienne est un « tournant ontique » à l’intérieur du procès d’ontologisation qui puisse garantir que « l’onticité » de l’histoire se maintienne comme « réalité effective ». Si chez Heidegger la différence entre l’être comme phénomène et l’étant comme manifestation peut être établie par une analycité « existentielle », Adorno rejette cette manoeuvre, car selon lui la seule différence possible est celle entre le sujet et l’objet : la tentative adornienne se maintient dans le modèle de la bipolarité sujet-objet, bien qu’il en conteste la version kantienne. C’est pour cela que Adorno refuse le krinein heideggérien qui ne permet pas de concevoir l’être comme historico-social mais présente un être trans-subjectivement temporalisé. Chez Heidegger c’est cette temporalisation trans-subjective qui fonde la dimension historique du Dasein.
La critique d’Adorno de l’historicité heideggérienne se développe autour de leurs différentes visions de la révolution copernicienne de Kant notamment sur deux points fondamentaux. Premièrement, l’unité originaire de l’aperception, le « je pense », dépend chez Heidegger d’une autre intuition originaire : le temps, qui fonde la subjectivité comme ek-stasis. En plus, la puissance imaginative instaure la modalité ontologique de connaissance : la compréhension qui répond à la temporalité du Dasein. L’historicité du Dasein se fonde alors sur la temporalité ek-statique. Selon Adorno l’historicité heideggérienne est une déshistorisation de l’histoire, car la temporalité ek-statique se fonde sur le retour de l’être sur l’étant.
Deuxièmement, la question ontologique reprend le problème de l’impossibilité de la connaissance de la chose-en-soi. Le réel (conçu comme chose en soi) est ontologiquement clos. Il est la limite des possibilités de connaissance depuis la perspective des concepts de la réflexion. Selon Adorno ceci est une façon d’affirmer la subjectivité comme principe de médiation, lorsque chez Heidegger l’être comporte une spécificité objective qui limite la subjectivité médiatrice. En définitive, la temporalité ek-statique du Dasein est une forme d’historicité qui renonce au réel effectif et à l’opération rationnelle de la médiation. La notion de réalité effective, comme façon d’être du réel, ouvre à une nouvelle conception de l’historicité. Il s’agit d’un phénomène à la fois dynamique (en tant que praxis humaine) et statique (en tant que synthèse d’actes individuels dans le procès de reproduction capitaliste).
C’est à travers l’historicité que l’ontologie se mêle à la critique sociale. Pour que la critique sociale de l’être fonctionne, un dernier élément est nécessaire : l’indice de temporalisation fondé sur une conception du temps qui puisse rendre à l’histoire son caractère concret à savoir l’irréversibilité. C’est dans l’histoire conçue comme procès irréversible que réside le fondement de l’être social. L’indice de temporalisation confère à la nature une dimension correspondant au déploiement historique. Enfin, l’ontologisation de l’histoire permet de concevoir l’être social comme natura et la nature comme être social.
Muhamedin Kullashi : Une théorie de la reconnaissance est-elle possible ?
Dans son livre Parcours de la reconnaissance Paul Ricœur souligne la contradiction entre l’absence d’une théorie de la reconnaissance dans l’histoire de la philosophie et la cohérence des diverses acceptions de ce terme utilisé par les philosophes. Il se propose alors de faire une recherche sur les différentes pensées qui ont essayé de développer une théorie de la reconnaissance.
En regardant les usages du verbe « reconnaître », on peut constater le passage de la voix active (je reconnais quelque chose) à la voix passive (je veux être reconnu). Ce passage implique nécessairement la relation à l’autre. C’est alors avec les concepts d’identité et d’altérité qu’on peut reconstruire l’enjeu entre reconnaissance et méconnaissance. L’analyse de P. Ricœur passe par trois étapes principales. La première est le concept de recognition chez Kant où la reconnaissance est conçue comme identification (de quelque chose) et distinction (entre le même et l’autre). La deuxième est la « reconnaissance des souvenirs » bergsonienne qui permet de passer de la reconnaissance comme identification à la reconnaissance de soi-même. La « reconnaissance des images » de Bergson s’appuie sur la notion grecque d’anamnésis : la reconnaissance du sujet des souvenirs porte à la reconnaissance de soi. La troisième est la notion d’Anerkennung d’Hegel qui arrive à affirmer la reconnaissance mutuelle. Il s’agit d’une reprise de la vision hobbesienne : à la peur de la mort dans l’état de nature s’oppose le désir d’être reconnu. Mais cette vision engendre une lutte pour la reconnaissance qu’implique une conflictualité.
En problématisant l’idée de lutte, Ricœur s’interroge finalement sur les formes pacifiques de reconnaissance mutuelle dont il trouve le modèle dans l’interprétation de Hénaff du don cérémoniel : la mutualité du don fondée sur l’idée de reconnaissance symbolique.
Ari Simhon : De la banalité du bien
Si l’expression de « banalité du mal », utilisée naguère par Hannah Arendt pour décrire un aspect essentiel du mal totalitaire, fut d’abord incomprise et fit scandale avant de devenir une catégorie évidente et finalement banale, la notion de « banalité du bien » apparue en 1991 avec un livre d’Enrico Deaglio risque finalement tout aussi bien de s’imposer et de se banaliser elle-même, mais en faisant pour sa part l’économie du scandale. Elle signifie que les actes héroïques de générosité ne sont pas accomplis par des « saints » capables d’auto-sacrifice mais par des hommes ordinaires qui savent agir en accord avec eux-mêmes. Le livre de Michel Terestchenko — Un si fragile vernis d’humanité (La Découverte, 2005) — expose remarquablement cette notion en mettant en relief le « paradigme altruiste » qu’elle appelle. [L’auteur]