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Résumés des Cahiers critiques de philosophie > n°6
Christian Descamps : Le temps, la création, les œuvres (Zénon, Epstein, Einstein)
Contempler le temps, c’est contempler la création. Puisque l’inverse est aussi vrai : contempler la création, c’est contempler le temps qui se passe dans une œuvre et qui en découle. Si le premier semble avoir du sens, c’est par le temps que la création se crée en toute sa nouveauté — ce qui est neuf n’est alors qu’un nom de ce qui fait rupture dans mais aussi au-delà du temps. Comment le temps se rapporte-il à la création ? Paradoxe du temps : il y a le temps sous et dans lequel la création se fait, mais celle-ci, dès qu’elle commence, crée son propre temps. Le temps de la création, et la création du temps. Comment existent-ils et se font-ils exister ? Des questions, des curiosités, par lesquelles les grands penseurs, les scientifiques, les artistes, et les écrivains de toutes les époques ne cessent de se laisser surprendre.
Giacomo Marramao : Le Monde et l’Occident aujourd’hui
Dans le souci de résoudre le paradoxe du « choc » global, marqué par la rencontre potentiellement conflictuelle entre le monde et l’Occident d’aujourd’hui, cet article vise à chercher la possibilité d’une « sphère publique globale » comme espace inédit de rencontre de tous les acteurs mondiaux. Cette recherche est motivée par la crise des modèles universalistes-suprématistes des théories conflictuelles et homogénéisantes du global (Huntington, Fukuyama) qui ont largement soutenu le modèle classique de la suprématie occidentale sur le monde et par l’insuffisance des projets anti-universalistes des différences qui, au nom de la critique de l’Occident, restent souvent limités dans les bornes des localismes et des particularités culturelles. Puisant aux diverses sources théoriques (des études post-coloniales aux théories contemporaines de la sphère publique, de l’idée cosmopolitique kantienne aux théories de la différence), cet article propose une conception de la sphère planétaire qui, en reprenant à nouveau l’idée de l’universel non-hégémonique et ouvert, favorise la rencontre fructueuse des diversités du monde et peut échapper, à son tour, aux dangers ultimes des conflits identitaires et utilitaires suscités de plus en plus par le processus inégal de la mondialisation.
Cornelius Castoriadis : Les conditions du nouveau en philosophie
Transcription inédite d’un séminaire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1989, cet article présente les points majeurs de la pensée de Cornelius Castoriadis sur l’autonomie et la création humaine. Ce qui fait la différence est pourtant la problématique de laquelle il part : la « nouveauté ». Qu’est-ce qu’on entend par le « nouveau » ? Pour Castoriadis, le nouveau est ce qui permet l’ouverture de ce qui est clos. Et cette ouverture est intrinsèquement liée à la mise en question, à l’interrogation et à la capacité de délibération, en quoi consiste l’autonomie. Il n’est pourtant pas question de la qualité individuelle car l’autonomie chez Castoriadis a toujours une dimension profondément institutionnelle ; elle concerne l’organisation quelconque du monde social-historique et une certaine structure ontologique de l’être. Le nouveau, conditionné dans les entrelacements étroits de ses conditionnements sociaux-historiques, est donc ce qui fait rupture et altération à la clôture de cette organisation, créant ainsi les nouveaux rapports entre l’individu et l’institution et entre l’institué et l’instituant.
Vincent Descombes : Le principe de détermination
Le principe de détermination est présent dans la pensée de Cornelius Castoriadis en un double sens : Descriptif, c’est que ce principe est affirmé comme un principe opératoire dans la grande tradition de la philosophie ; et critique, c’est qu’on ne peut pas tenir totalement ce principe parce qu’il implique une position déterministe. C’est en dernier sens — critique — que Castoriadis s’engage à son tour avec l’insuffisance du principe de détermination et fait appel, au-delà de l’ontologie déterministe, à une « autre logique », celle de la logique identitaire supposée par l’ontologie déterministe. Cet article veut clarifier en quoi cette entreprise a du sens logiquement et ontologiquement. À partir de l’approche analytique, il montre comment une critique de l’ontologie déterministe peut et doit se faire selon la logique du langage. Pour cela, avant de critiquer, il y a au moins deux entrées par lesquelles on peut accéder à l’ontologie déterministe : les problèmes d’identité et de temporalité. On discute ici le premier à partir d’un argument de Frege qui, par le principe de tiers exclu, peut établir le critère d’identité sans nécessité de se rendre déterministe ; tandis que le deuxième est discuté à partir de la logique du temps d’Arthur Prior qui, en respectant le principe de tiers exclu, distingue entre les différentes déterminations du temps sans céder aussi à la tentation déterministe.
Arnaud Tomès : Penser l’histoire avec Castoriadis
Si les sociétés changent toujours, leurs changements ont pour Cornelius Castoriadis un caractère historique. Mais les conceptions historiques qui nous permettent de comprendre ces changements ne peuvent plus emprunter aux conceptions classiques de la philosophie de l’histoire. Ainsi, dans l’un de ses parcours philosophiques, il lance des critiques radicales aux philosophies de l’histoire qui, à ses yeux, demeurent incapables de prendre en compte l’auto-altération créatrice de la société. La critique de Castoriadis se focalise dans son attaque de ce qu’il appelle la logique ensidique qui s’appuie sur l’explication causale, finaliste et déterministe de l’histoire. Cet article trace le trajet critique de Castoriadis et sa proposition de penser l’histoire à partir de la puissance de l’imaginaire qui, échappant aux fantasmes d’une histoire totale et unitaire de la logique ensidique, nous permet de saisir autrement l’intelligibilité historique de la société.
Sion Elbaz : Langage magmatique et langue de l’institution
Le discours philosophique de Cornelius Castoriadis met en évidence sa parenté singulière avec les mathématiques, et son usage de celles-ci au sens stricte ainsi que métaphorique. C’est dans la problématique de l’institution que se précise cette rencontre : l’appropriation des théories des ensembles de Cantor-Hilbert pour expliquer la dynamique de l’institution. Vue en tant qu’ensemble, l’institution peut s’établir grâce à la séparation qui permet l’identification du magma comme opérateur indispensable de son existence. En faisant partie de l’ensemble, le magma, n’étant ni déterminable ni épuisable, a pour fonction d’interdire à l’institution aussi bien de se totaliser que de se faire définitive tandis que, par rapport à la création, il permet l’ouverture et l’auto-institution. Cet article étudie spécifiquement le rapport énigmatique entre l’institution et le magma et les rôles que celui-ci joue dans l’économie de l’institution et sa double fonction de « faire vivre » et de « faire exister » l’individu.
Nicolas Poirier : Critique de la notion de bio-pouvoir
Cet article vise à confronter les positions politiques de Cornelius Castoriadis avec celles de Michel Foucault concernant la question du pouvoir et de l’institution par rapport au sujet. Leur confrontation éclate à partir de leurs différents points de départ pour penser l’institution. Tandis que pour Foucault l’institution a pour fonction d’assujettir l’individu et de le capter dans les rets du pouvoir, elle a, pour Castoriadis, une fonction positive qui est d’intégrer l’individu dans le monde social, ce qui lui est indispensable pour son existence. Méthodologiquement, la confrontation de la position nominaliste et de la position holiste-institutionnelle implique ainsi leurs différentes considérations du rôle du pouvoir dans la vie biologique et pratique de l’individu. Par la notion du bio-pouvoir, Foucault entend critiquer l’intrication de la politique sur la vie, qu’il suppose s’opérer par le contrôle et la normalisation, tandis que, par contre, Castoriadis défend l’idée selon laquelle la bio-politique est une exigence de la vie sociale, sans laquelle l’individu serait aliéné et inapte à s’intégrer dans la société.
Sophie Klimis : Platon, penseur de l’autonomie ?
Dans l’une de ses célèbres lectures consacrées au Politique de Platon, Cornelius Castoriadis se heurte à l’aporie du dialogue qui lui montre l’impossibilité de fonder l’autonomie à partir de la seule logique platonicienne. Cette aporie consiste en un dilemme doublement impossible : ou l’ubiquité du politique — homme royal gouvernant la vie de chacun, ou l’établissement des lois écrites comme abstraction de la justice pour la cité — lois incapables d’anticiper des circonstances concrètes. L’impossibilité de ces options a poussé C. Castoriadis à construire sa propre conception de l’autonomie en faisant recours à la phronèsis aristotélicienne qui met les lois à la disposition des citoyens. Mais loin d’être une solution satisfaisante, cette démarche laisse de côté les questions sur la possibilité de penser l’autonomie avec Platon. Cet article essaie de construire une autre lecture qui permet, avec et contre Castoriadis, la déduction de l’autonomie de la logique interne du texte de Platon. En retravaillant le dénouement du dialogue, C. Castoriadis essaie de voir dans ces points aporétiques les possibilités de penser la démocratie avec Platon, malgré, chez celui-ci, l’absence de soutien à l’idée de démocratie.
Bernard Quiriny : Castoriadis et les paradoxes du droit
Moins connue dans les milieux juridiques que dans les milieux philosophiques, la pensée de Cornelius Castoriadis propose néanmoins une série de profondes réflexions au sujet des enjeux sur lesquels les juristes ne cessent de se disputer : le grand écart entre la loi et les réalités à qui elle s’adresse et le rôle du juge dans la correction de cet écart inéluctable dans les décisions légales et judiciaires. C’est à partir de la réflexion critique de l’expérience grecque de la démocratie, à travers ses dialogues, notamment avec Platon, que C. Castoriadis tire la positivité de cet écart en affirmant le caractère ouvert de la loi comme l’activité permanente d’une société auto-instituante. La loi en tant qu’universel-abstrait et le réel en tant que particulier-concret doivent être toujours dans la tension pour que le juge puisse intervenir et remplir son rôle de médiateur et de traducteur de l’esprit de la législation, et rendre alors la loi ouverte à la modification continue — supposant l’autonomie et la délibération de la société. Ainsi dans sa critique de la philosophie du droit de Marx, C. Castoriadis souligne la nécessité de la distance entre la loi et les individus pour que ceux-ci puissent, dans l’autonomie et la liberté, mettre en question les lois auxquelles ils sont soumis.
Olivier Fressard : Universalisme et relativisme :
la validité pratique à l’épreuve de la puissance de l’imaginaire
L’insistance de Cornelius Castoriadis sur le caractère déterminé de l’institution imaginaire dans chaque société pose une certaine difficulté au projet de l’autonomie qu’il entend universaliser. Il y a une tension entre la tendance relativiste-culturaliste dans son ontologie sociale et la visée universaliste de sa philosophie pratique. Cet article cherche à se confronter à cette difficulté : comment peut-on universaliser l’autonomie sans violer la singularité de l’imaginaire des sociétés ? À l’instar du paradigme de la traduction où les sociétés sont considérées comme systèmes ouverts à l’échange significatif et symbolique, et celui issu de l’anthropologie comparative qui permet la mise en rapport entre les diverses formes sociales, l’auteur essaie de trouver les voies possibles pour rendre l’autonomie, en tant que validité pratique, acceptable pour chaque société — et dépasser ainsi la contrainte de la propre pensée de C. Castoriadis. Tout se fait dans le cadre de l’anthropologie pragmatique où la validité pratique de l’autonomie peut être toujours mise en examen.
Laurent Van Eynde : Castoriadis et Bachelard : Un imaginaire en partage
Une généalogie possible du concept de « l’imaginaire » chez Cornelius Castoriadis amène à un auteur auquel ce concept est fortement attaché : Gaston Bachelard. Malgré le silence de C. Castoriadis sur l’influence et l’apport particulier de celui-ci à sa conception de l’imaginaire, on peut relever aujourd’hui des ressemblances possibles sur le plan des idées et ressaisir ainsi, au niveau ontologique et anthropologique, la radicalité de l’imaginaire bachelardien. Cet article a pour but d’analyser ces rapprochements en trois thèmes majeurs : l’effectivité historique de l’épistémologie dans le cadre établissant la normativité de l’institution ; le refus du réalisme ontologique naïf et perceptif qui donne la primauté à des données immédiates de l’expérience ; et la positivité de l’obstacle épistémologique qui prend chez C. Castoriadis la positivité du négatif de l’institué. La poétique de G. Bachelard est ainsi rétablie comme ayant des conséquences anthropologiques, un aspect qui le rend solidaire avec le projet anthropologico-politique et social de C. Castoriadis.
Jean-François Lyotard : La télévision
Dans une occasion spéciale — et rare, Jean-François Lyotard fut invité en 1978 à parler devant la caméra, précisément dans le « dispositif » de la la télévision. Au lieu de se contenter d’être un personnage passif sous la lumière de l’appareil, il brisa l’image et déconcerta la médiatisation en parlant de la télévision à la télévision : il s’interrogea sur sa présence « réelle » dans ce dispositif et sur ce que les spectateurs en attendaient. Des scènes inattendues, d’un philosophe célèbre à l’époque dérangeant ceux qui croient à la fois aux « intellectuels » médiatiques et à la télévision comme porteuse de l’autorité discursive.
Andrea Bellantone : Hegel en France : De Cousin à Hyppolite (fin)
L’itinéraire philosophique de la pensée hégélienne en France, jalonné par le legs éclectique de Victor Cousin, prit dans les années 1850 des moments transitoires significatifs. L’explicitation de la problématique de la médiation ouvrit le chemin vers la réception plus dynamique et même révolutionnaire de la pensée hégélienne comme philosophie du devenir, telle qu’elle se manifesta dans les milieux socialistes des années 1870. Ces périodes furent marquées par ailleurs par le déplacement des textes de référence : de l’Encyclopédie des sciences philosophiques et de la Science de la logique à la Phénoménologie de l’esprit ; celle-ci devint dès lors emblématique dans toutes les lectures hégéliennes qui se concentraient sur le rapport entre la dialectique et le concret des expériences vécues (Lucien Herr), le contexte historico-social (Charles Andler), l’évolution temporelle (René Berthelot), et le mouvement et la vie (Georges Noël). Grâce aux contacts avec d’autres pionniers de la tradition philosophique allemande au début du vingtième siècle (Husserl, Heidegger), la France reconnut un Hegel qui ne fut plus le philosophe d’un rationalisme « froid » et exsangue mais un penseur de la vitalité de l’être et de son devenir structural — une conception qui donnera naissance à l’apogée de l’hégélianisme typiquement français de Jean Wahl à Jean Hyppolite en passant par deux « Alexandre » Koyré et Kojève, et dont le grand héritage fait partie incontestablement du paysage de la philosophie française contemporaine.